POUR MADEMOISELLE DE
SILLERY
J'avais Ésope
quitté,
Pour être tout à Boccace;
Mais une divinité
Veut revoir sur le
Parnasse
Des fables de ma façon.
Or d'aller lui dire: «
Non »,
Sans quelque valable
excuse,
Ce n'est pas comme on en
use
Avec des divinités,
Surtout quand ce sont de
celles
Que la qualité de belles
Fait reines des volontés.
Car, afin que l'on le
sache,
C'est Sillery qui
s'attache
A vouloir que, de
nouveau,
Sire loup, sire corbeau,
Chez moi se parlent en
rime.
Qui dit Sillery dit tout:
Peu de gens en leur
estime
Lui refusent le haut bout
;
Comment le pourrait-on
faire?
Pour venir à notre
affaire,
Mes contes, à son avis,
Sont obscurs : les beaux esprits
N'entendent pas toute chose.
Faisons donc quelques récits
Qu'elle déchiffre sans glose :
Amenons des bergers; et puis nous rimerons
Ce que disent entre eux les loups et les moutons.
Tircis disait un jour à la jeune Amarante:
« Ah! si vous connaissiez, comme moi, certain mal
Qui nous plaît et qui
nous enchante!
Il n'est bien sous le ciel qui vous parût égal.
Souffrez qu'on vous le
communique;
Croyez-moi, n'ayez point
de peur:
Voudrais-je vous tromper, vous pour qui je me pique
Des plus doux sentiments que puisse avoir un cœur? »
Amarante aussitôt
réplique:
« Comment l'appelez-vous, ce mal? quel est son nom?
- L'amour. - Ce mot est beau; dites-moi quelques marques
A quoi je le pourrai connaître : que sent-on?
- Des peines près de qui le plaisir des monarques
Est ennuyeux et fade: on s'oublie, on se plaît
Toute seule en une forêt.
Se mire-t-on près un
rivage,
Ce n'est pas soi qu'on voit; on ne voit qu'une image
Qui sans cesse revient, et qui suit en tous lieux :
Pour tout le reste on est
sans yeux.
Il est un berger du
village
Dont l'abord, dont la voix, dont le nom fait rougir:
On soupire à son
souvenir;
On ne sait pas pourquoi, cependant on soupire;
On a peur de le voir, encor qu'on le désire. »
Amarante dit à l'instant:
« Oh! oh! c'est là ce mal que vous me prêchez tant?
Il ne m'est pas nouveau : je pense le connaître. »
Tircis à son but croyait
être,
Quand la belle ajouta: « Voilà tout justement
Ce que je sens pour
Clidamant. »
L'autre pensa mourir de dépit et de honte.
Il est force gens comme
lui,
Qui prétendent n'agir que pour leur propre compte,
Et qui font le marché
d'autrui.
Jean de La Fontaine, Fable XIII,
Livre VIII.
Tircis et Amarante
Fable de Jean de la Fontaine
Illustration de Gustave Doré