Un philosophe austère, et né dans la Scythie,
Se proposant de suivre une
plus douce vie,
Voyagea chez les Grecs, et vit en certains lieux
Un sage
assez semblable au vieillard de Virgile,
Homme égalant les rois, homme
approchant des dieux
Et, comme ces derniers, satisfait et tranquille.
Son bonheur consistait aux beautés d'un jardin.
Le Scythe l'y trouva qui, la serpe à la main,
De ses arbres à fruit
retranchait l'inutile,
Ébranchait, émondait, ôtait ceci, cela,
Corrigeant
partout la nature,
Excessive à payer ses soins avec usure.
Le Scythe alors lui demanda:
« Pourquoi cette ruine ? Était-il d'homme sage
De mutiler ainsi ces
pauvres habitants?
Quittez-moi votre serpe, instrument de dommage.
Laissez agir la faux du Temps:
Ils iront assez tôt border le noir rivage.
- J'ôte le superflu, dit l'autre, et l'abattant,
Le reste en profite
d'autant. »
Le Scythe, retourné dans sa triste demeure,
Prend la serpe à
son tour, coupe et taille à toute heure;
Conseille à ses voisins, prescrit à ses amis
Un universel abattis.
Il ôte de chez lui les branches les plus belles,
Il tronque son verger
contre toute raison,
Sans observer temps ni saisons,
Lunes ni vieilles ni
nouvelles.
Tout languit et tout meurt.
Ce Scythe exprime bien
Un indiscret stoïcien :
Celui-ci retranche de l'âme
Désirs et passions, le bon et le mauvais,
Jusqu'aux plus innocents souhaits.
Contre de telles gens, quant à moi, je réclame.
Ils ôtent à nos cœurs le principal ressort;
Ils font cesser de vivre avant que l'on soit mort.
Jean de La Fontaine, Fable XX,
Livre XII.
Le Philosophe scythe
Fable de Jean de la Fontaine
Illustration de Gustave Doré