Le loup et le renard sont d'étranges voisins:
Je ne bâtirai point autour de leur demeure.
Ce dernier guettait à toute heure
Les poules d'un fermier; et, quoique des
plus fins,
Il n'avait pu donner d'atteinte à la volaille.
D'une part l'appétit, de l'autre le danger,
N'étaient pas au compère un
embarras léger.
« Hé quoi! dit-il,
cette canaille
Se moque impunément de moi?
Je vais, je viens, je me travaille,
J'imagine cent tours: le rustre, en
paix chez soi,
Vous fait argent de tout, convertit en monnoie
Ses
chapons, sa poulaille; il en a même au croc :
Et moi, maître passé, quand j'attrape un vieux coq,
Je suis au comble de
la joie!
Pourquoi sire Jupin m' a-t-il donc appelé
Au métier de renard? Je jure les puissances
De l'Olympe et du Styx, il
en sera parlé. »
Roulant en son cœur ces vengeances,
Il choisit une nuit
libérale en pavots :
Chacun était plongé dans un profond repos;
Le maître du logis, les valets, le chien même,
Poules, poulets, chapons,
tout dormait. Le fermier,
Laissant ouvert son poulailler,
Commit une
sottise extrême.
Le voleur tourne tant qu'il entre au lieu guetté,
Le dépeuple, remplit de
meurtres la cité.
Les marques de sa cruauté
Parurent avec l'aube: on vit un étalage
De
corps sanglants et de carnage.
Peu s'en fallut que le soleil
Ne rebroussât d'horreur vers le manoir
liquide:
Tel et d'un spectacle pareil,
Apollon irrité contre le fier Atride
Joncha son camp de morts: on vit presque détruit
L'ost des Grecs; et ce
fut l'ouvrage d'une nuit.
Tel encore autour de sa tente
Ajax, à l'âme impatiente,
De moutons et de
boucs fit un vaste débris,
Croyant tuer en eux son concurrent Ulysse
Et les auteurs de l'injustice
Par qui l'autre emporta le prix.
Le renard, autre Ajax, aux volailles funeste,
Emporte ce qu'il peut,
laisse étendu le reste.
Le maître ne trouva de recours qu'à crier
Contre ses gens, son chien:
c'est l'ordinaire usage.
« Ah! maudit animal, qui n'es bon qu'à noyer,
Que n'avertissais-tu dès
l'abord du carnage?
- Que ne l'évitiez-vous? c'eût été plus tôt fait:
Si vous, maître et fermier, à qui touche le fait,
Dormez sans avoir soin
que la porte soit close,
Voulez-vous que moi, chien, qui n'ai rien à la
chose,
Sans aucun intérêt je perde le repos? »
Ce chien parlait très à
propos:
Son raisonnement pouvait être
Fort bon dans la bouche d'un maître,
Mais
n'étant que d'un simple chien,
On trouva qu'il ne valait rien:
On vous sangla le pauvre drilles.
Toi donc, qui que tu sois, Ô père de famille
(Et je ne t'ai jamais envié cet honneur),
T'attendre aux yeux d'autrui quand tu dors, c'est erreur.
Couche-toi le dernier, et vois fermer ta porte.
Que si quelque affaire t'importe,
Ne la fais point par
procureur!
Jean de La Fontaine, Fable III,
Livre XI.
Le Fermier, le Chien et le Renard
Fable de Jean de la Fontaine
Illustration de Gustave Doré