Le monde n'a jamais manqué de charlatans:
Cette science, de tout
temps,
Fut en professeurs très
fertile.
Tantôt l'un en théâtre affronte l'Achéron,
Et l'autre affiche par la
ville
Qu'il est un
passe-Cicéron.
Un des derniers se
vantait d'être
En éloquence si grand
maître,
Qu'il rendrait disert un
badaud,
Un manant, un rustre, un
lourdaud;
« Oui, Messieurs, un lourdaud, un animal, un âne
Que l'on m'amène un âne, un âne renforcé,
Je le rendrai maître
passé,
Et veux qu'il porte la
soutane. »
Le prince sut la chose; il manda le rhéteur.
« J'ai, dit-il, en mon
écurie
Un fort beau roussin
d'Arcadie;
J'en voudrais faire un
orateur.
- Sire, vous pouvez tout », reprit d'abord notre homme.
On lui donna certaine
somme :
Il devait au bout de dix
ans
Mettre son âne sur les
bancs;
Sinon il consentait d'être en place publique
Guindés la hart au col, étranglé court et net,
Ayant au dos sa
rhétorique,
Et les oreilles d'un
baudet.
Quelqu'un des courtisans lui dit qu'à la potence
Il voulait l'aller voir, et que, pour un pendu,
Il aurait bonne grâce et beaucoup de prestance;
Surtout qu'il se souvînt de faire à l'assistance
Un discours où son art fût au long étendu,
Un discours pathétique, et dont le formulaire
Servît à certains
Cicérons
Vulgairement nommés
larrons.
L'autre reprit: « Avant
l'affaire,
Le roi, l'âne, ou moi,
nous mourrons. »
Il avait raison. C'est
folie
De compter sur dix ans de
vie.
Soyons bien buvants, bien
mangeants :
Nous devons à la mort de trois l'un en dix ans.
Jean de La Fontaine, Fable XIX,
Livre VI.