Un pincemaille avait tant amassé
Qu'il ne savait où loger sa finance,
L'avarice, compagne et sœur de l'ignorance,
Le rendait fort
embarrassé
Dans le choix d'un dépositaire;
Car il en voulait un, et voici sa raison:
« L'objet tente; il faudra que ce monceau s'altère
Si je le laisse à la
maison:
Moi-même de mon bien je serai le larron.
- Le larron? Quoi? jouir, c'est se voler soi-même?
Mon ami, j'ai pitié de ton erreur extrême.
Apprends de moi cette leçon:
Le bien n'est bien qu'en tant que l'on s'en peut défaire;
Sans cela, c'est un mal. Veux-tu le réserver
Pour un âge et des temps
qui n'en ont plus que faire?
La peine d'acquérir, le soin de conserver,
Otent le prix à l'or, qu'on
croit si nécessaire. »
Pour se décharger d'un tel soin,
Notre homme eût
pu trouver des gens sûrs au besoin.
Il aima mieux la terre; et, prenant son compère,
Celui-ci l'aide. Ils
vont enfouir le trésor.
Au bout de quelque temps, l'homme va voir son or;
Il ne retrouva que le gîte.
Soupçonnant, à bon droit, le compère, il va vite
Lui dire: «
Apprêtez-vous; car il me reste encor
Quelques deniers : je veux les
joindre à l'autre masse. »
Le compère aussitôt va remettre en sa place
L'argent volé, prétendant bien
Tout reprendre à la fois, sans qu'il y
manquât rien
Mais, pour ce coup,
l'autre fut sage
Il retint tout
chez lui, résolu de jouir,
Plus n'entasser, plus n'enfouir;
Et le pauvre voleur, ne trouvant plus son gage,
Pensa tomber de sa
hauteurs.
Il n'est pas malaisé de tromper un trompeur.
Jean de La Fontaine, Fable IV,
Livre X.
L'Enfouisseur et son Compère
Fable de Jean de la Fontaine
Illustration de Gustave Doré