MONSEIGNEUR,
Je ne puis employer, pour mes fables, de protection qui me soit plus
glorieuse que la vôtre. Ce goût exquis et ce jugement si solide que vous
faites paraître dans toutes choses au-delà d'un âge où à peine les autres
princes sont-ils touchés de ce qui les environne avec le plus d'éclat;
tout cela, joint au devoir de vous obéir et à la passion de vous plaire,
m'a obligé de vous présenter un ouvrage dont l'original a été
l'admiration de tous les siècles aussi bien que celle de tous les sages.
Vous m'avez même ordonné de continuer; et, si vous me permettez de le
dire, il y a des sujets dont je vous suis redevable, et où vous avez jeté
des grâces qui ont été admirées de tout le monde. Nous n'avons plus besoin
de consulter ni Apollon ni les Muses, ni aucune des divinités du Parnasse
: elles se rencontrent toutes dans les présents que vous a faits la
nature, et dans cette science de bien juger des ouvrages de l'esprit, à
quoi vous joignez déjà celle de connaître toutes les règles qui y
conviennent. Les fables d'Ésope sont une ample matière pour ces talents,
elles embrassent toutes sortes d'événements et de caractères. Ces
mensonges sont proprement une manière d'histoire où on ne flatte
personne. Ce ne sont pas choses de peu d'importance que ces sujets: les
animaux sont les
précepteurs des hommes dans mon ouvrage. Je ne m'étendrai pas davantage
là-dessus : vous voyez mieux que moi le profit qu'on en peut tirer. Si
vous vous connaissez maintenant en orateurs et en poètes, vous vous
connaîtrez encore mieux quelque jour en bons politiques et en bons
généraux d'armée; et vous vous tromperez aussi peu au choix des personnes
qu'au mérite des actions. Je ne suis pas d'un âge à espérer d'en être
témoin. Il faut que je me contente de travailler sous vos ordres. L'envie
de vous plaire me tiendra lieu d'une imagination que les ans ont affaiblie
:
quand vous souhaiterez quelque fable, je la trouverai dans ce fonds-là.
Je voudrais bien que vous y pussiez trouver des louanges dignes du
monarque qui fait maintenant le destin de tant de peuples et de nations,
et qui rend toutes les parties du monde attentives à ses conquêtes, à ses
victoires, et à la paix qui semble se rapprocher, et dont il impose les
conditions avec toute la modération que peuvent souhaiter nos ennemis.
Je me le figure comme un conquérant qui veut mettre des bornes à sa gloire
et à sa puissance, et de qui on pourrait dire, à meilleur titre qu'on ne
l'a dit d'Alexandre, qu'il va tenir les États de l'univers, en
obligeant les ministres de tant de princes de s'assembler pour terminer
une guerre qui ne peut être que ruineuse à leurs maîtres. Ce sont des
sujets au-dessus de nos paroles; je les laisse à de meilleure
plumes que la mienne, et suis avec un profond respect,
MONSEIGNEUR,
Votre très humble, très obéissant,
et très
fidèle serviteur,
DE LA FONTAINE.